Le berceau de brume – Faire voyage là où l’image disparaît

By September 19, 2018Claire Moeder

Le berceau de brume[1]
Faire voyage là où l’image disparaît
 

Avant-propos

Puisqu’il est question d’une résidence, effaçons-en les murs. À cheval et à la verticale sur les territoires québécois et écossais, ils se feront alors ponts et ancrages, promesses de voyage pour s’arrimer dans l’autre image.

Les gestes et regards résidents de Bertrand Carrière, Mat Hay, Melanie Letoré et Josée Pedneault ne seront pas ici retracés : pour ne jamais limiter la résidence à ses quatre murs ; pour ne rien refermer sur la création ; pour ne pas pointer uniquement l’apparition ; pour que chaque image ouvre alors un lieu, un temps d’une chambre nouvelle, où nous pourrons résider à notre tour, invités à traverser des brumes et à voyager autour de leurs chambres.

 

Jour moins un

Having two homes / Avoir deux “chez-soi”[2]

Il avait peur de voyager au-dessus de l’océan, ne l’avait dit à personne. Il ne savait pas quoi mettre dans sa valise, il voulait que l’avion soit léger, qu’il puisse s’envoler sans risque de s’écraser. Il voulait que son œil et ses gestes ne soient teintés d’aucune habitude ni d’aucun objet rattaché à son bord du monde. Il s’était dit qu’il achèterait plutôt une brosse à dents de l’autre côté de l’océan. Il se retrouverait devant un miroir, de cet autre côté d’un autre matin qui changerait son regard. Il se disait qu’il regarderait tout différemment, même son visage et la pâte à dents.

 

Jour zéro

Il avait tout de même pris quelques vêtements, une veste de pluie, puis s’était enfui. De son miroir et de son appartement, de sa chambre, de la chambre noire et du vent qui avait fait claquer la porte derrière lui, brusquement.

 

Jour un

 The first image to share is simply the view . . . taken on the first morning of the residency.[3]

Il était tombé dans la brume du matin. Elle goûtait un peu l’air marin, après l’air conditionné de l’allée de l’avion. « De l’air conditionnel », avait-il pensé, en ouvrant sa bouche et ses narines un peu plus grandes. Il en avait aspiré une gorgée, en un souffle reconditionné.

« J’aimerais capturer ce souffle. » Il savait qu’il ne rentrerait pas dans l’objectif et s’était alors promis de photographier la brume tous les jours, de faire entrer l’air contre la lentille, d’inviter l’un et l’autre à se rencontrer comme des étrangers matinaux qui s’éveillent en évoquant leur nom pour la première fois. Un peu après, la brume s’était effilée et la ligne des bâtiments autour avait commencé à se déplacer à la verticale par à-coups, au rythme des rails.

Il était entré dans sa chambre et avait regardé la table vide au bord du mur. Une promesse d’images où se dessinaient mentalement les rectangles des photographies qui y siégeraient, s’y découperaient en pochoirs de temps, prisons d’instants naviguant sans cadran. Le décalage avait eu raison de ses repères horaires.

 

Jour trois

This morning, for a few minutes,

I couldn’t see the mountains north-east of Québec from my window.[4]

La brume venait le visiter chaque matin. Il lui avait offert un coin de fenêtre et une bâche de fortune pour leur rendez-vous quotidien. Il installait son objectif contre elle, à la fois exigeant et timide, effacé et conciliant. Il avait trouvé la routine qui le déroutait, le repère à visiter pour ne jamais la regarder à l’identique. Il pensait parfois à la lumière de l’autre côté de l’Atlantique et à ce qu’il avait appris : les réglages, l’œil solide, les pas dans l’atelier, la crainte du développement. Son œil ici fuyait, vagabond de brumes qui mangeait tout, un témoin constamment hors champ et surexposé à ce qu’il voyait. Il écoutait sans pouvoir détacher tous les mots, détourer tous les lieux, tracer toutes les rues, pointer tous les horizons. La tête lui tournait parfois.

 

Jour sept

Habituellement, je ne sens pas la responsabilité d’être vraie par rapport à l’image,
sa date, son lieu, son contexte ou même ses couleurs naturelles[5]

Aujourd’hui, le ciel ne s’était pas levé. Ce dernier était écrasé à terre et il devait regarder ses pieds attentivement à chacun de ses pas pour ne pas le briser. Il sentait sa caméra comme un corps étranger dans un pays greffé.

  

Jour dix

Il me faut éliminer tout exotisme et ne garder que des images qui soient énigmatiques.
Puis, ramener le projet le plus proche possible de moi-même[6]

La table est habitée, les rectangles d’images assemblées sur son horizontal s’enfilent en collier de perles, en tas, en monticules des temps et lieux passants qui dépassent les murs. Il clôt du regard ses quatre coins, puis dévie vers celui de la fenêtre. Il devine la brume de l’autre côté, qui réside dans la nuit. Il enclôt les coins de la table, enserre chacune des images dans son œil. Il pense à son premier souffle de brume et à la mécanique des jours. La table l’observe, l’étau de mémoire est photographique, pour tracer les frontières sur une carte sans nom d’un pays dénommé dont les noms de rues lui accrochent encore la langue.

 

Jour quinze

Il a emprisonné les images pour remonter à bord. En bordure et hors champ réside encore le temps : temps de l’autre, antihoraire et à rebours qui défile dans la brume, de l’autre côté du monde. Chaque jour, il l’avait suivi dans la rue comme on suit la silhouette d’un inconnu, puis l’avait retrouvé au petit matin comme un complice dont on prononce le nom en chuchotant.

 

Claire Moeder, août 2018

 

[1] Le titre est emprunté à Homère, L’Odyssée, II, 1.

[2] Melanie Letoré, Week 2—Back in Geneva, dans Photodialogues, 29 août 2017, édition en ligne

[3] Mat Hay, Bonjour Québec!, dans Photodialogues, 6 avril 2018, édition en ligne

[4] Melanie Letoré, Québec Day 24, dans Photodialogues, 23 octobre 2017, édition en ligne

[5] Josée Pedneault, Day 10—Photo véritédans Photodialogues, 22 août 2017, édition en ligne

[6] Bertrand Carrière, Et à la fin . . . , dans Photodialogues, 30 juin 2018, édition en ligne